Je participais hier à un hommage organisé par Jean-Claude Juncker en l’honneur de Jacques Barrot, décédé en décembre 2014.
C’est par le plus grand des hasards que j’ai eu la chance – je dirais même le privilège – de faire cause commune avec Jacques Barrot sur les chemins de l’intégration européenne, lui à la Commission, moi au Parlement européen.
Bien sûr, je connaissais Jacques Barrot depuis très longtemps. Ayant dirigé le Parti Social Chrétien belge pendant près de 15 ans, j’avais eu l’occasion de le rencontrer en tant que Secrétaire Général du CDS d’abord, dans d’autres fonctions ministérielles ensuite.
J’avais d’emblée été séduit par cette personnalité qui réalisait en lui une rare synthèse entre convivialité souriante, humanisme chrétien, engagement européen et lucidité intellectuelle. Mais j’étais loin de m’imaginer, à l’époque, que nos chemins allaient se croiser de manière plus étroite, à la suite d’une série totalement improbable d’événements plus imprévisibles les uns que les autres.
Le 9 mars 2008, Franco Frattini, Commissaire en charge du portefeuille Liberté, Sécurité, Justice (LIBE en abrégé), prend un congé sans solde pour s’engager aux côtés de Silvio Berlusconi dans la campagne électorale italienne.
Le Président de la Commission, José Manuel Barroso, propose alors à Jacques Barrot, qui l’accepte, d’assurer l’intérim LIBE en sus de son portefeuille aux Transports et de sa responsabilité de VP. C’est à partir d’ici que l’improbable va se produire.
Devenu Président du Conseil, Silvio Berlusconi désigne Franco Frattini comme Ministre des Affaires étrangères de la République italienne. Parallèlement, il propose de le remplacer au sein de la Commission par une personnalité de son bord, laquelle va se heurter à l’opposition farouche d’une majorité de groupes politiques du P.E.
Pour sortir du blocage, José Manuel Barroso va nommer Jacques Barrot à LIBE et Antonio Tajani aux Transports. Nous sommes le 9 mai 2008.
De mon côté, l’improbable s’est aussi produit en décembre 2007. Jean-Marie Cavada qui présidait la Commission LIBE du PE et avait lui-même remplacé Jean-Louis Bourlanges, est amené à présenter sa démission suite à un différent avec ses amis politiques. C’est ainsi que je deviens Président de la commission LIBE et que je commence ma collaboration étroite avec Jacques Barrot.
D’emblée, nous sympathisons. L’homme me plaît, je respecte le grand politique qu’il est et nous partageons des valeurs communes basées sur le même humanisme chrétien et le même engagement européen.
Devenu Commissaire LIBE, Jacques Barrot va très vite donner le ton, en s’affirmant comme un défenseur intransigeant des droits fondamentaux des citoyens. De tous les citoyens.
Le gouvernement italien de Silvio Berlusconi ayant fait part de son intention de ficher les empreintes digitales des populations Roms, il réagit aussitôt avec vigueur.
Une telle mesure, dit-il, est indigne : elle n’est pas compatible avec le respect des droits fondamentaux garantis par l’Union européenne. Il ajoute, je cite : « Ces droits sont appelés fondamentaux, précisément parce qu’ils sont inhérents à tout être humain et constituent la colonne vertébrale de nos sociétés modernes. Pourtant, force est de constater que les Roms n’en bénéficient pas pleinement. Mon père et ma famille ont fait leur part pendant la guerre en cachant des enfants juifs. Je dois donc à ma famille de ne pas tolérer les discriminations et je m’engage personnellement à veiller sur l’application du droit européen et sur le respect des droits fondamentaux de l’Union.
Il aura d’autres occasions de réaffirmer la valeur des droits fondamentaux lorsque le gouvernement italien de l’époque fera connaître son intention de créer un délit d’immigration clandestine et d’aggraver d’un tiers la peine encourue, dans le cas où le délit ou le crime est commis pour un étranger en situation irrégulière.
L’actualité lui fournira d’ailleurs très rapidement d’autres occasion de faire la preuve de sa lucidité et de son humanisme.
Déjà à cette époque, nous étions confrontés au sort tragique des migrants qui tentaient au péril de leur vie la traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune en direction des côtes espagnoles ou de l’île de Lampedusa.
Cette tragédie interpellait sa conscience et a vite fait de lui un promoteur déclaré de la création d’une Europe de l’asile, basée sur des normes et des procédures communes mais aussi sur une solidarité réelle entre tous les Etats membres de l’Union.
Plus généralement d’ailleurs, il abordait la problématique de l’immigration avec lucidité, à mille lieues des fantasmes sécuritaires d’une certaine droite et de l’angélisme laxiste d’une certaine gauche.
S’il était un partisan déclaré d’un meilleur contrôle des frontières extérieures et d’une lutte sans pitié contre les passeurs et les trafiquants de main-d’oeuvre, il savait aussi et il le disait, que la situation démographique de l’Europe exigeait une véritable politique de migration, de préférence concertée.
« La vocation de l’Europe, a-t-il dit, c’est aussi une volonté de faciliter les échanges entre pays. L’immigration est à la fois une exigence économique et une exigence morale. » C’est exigence morale lui a également servi de fil conducteur pour défendre la très controversée directive retour, organisant l’éloignement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
A ses yeux, comme aux miens d’ailleurs, cette directive présentait au moins trois avancées significatives :
Il faudrait davantage de temps pour passer en revue d’autres priorités qui lui tenaient à coeur.
Je veux néanmoins citer son action en faveur de la mise en place d’une système d’alerte rapide en cas d’enlèvement d’enfants, son initiative sur la protection des mineurs en cas de divorce, ses efforts en faveur de la reconnaissance mutuelle des décisions prises par les juges des Etats membres ou de la création d’un système européen d’informations sur les casiers judiciaires.
Pour conclure, je me dois de mettre en évidence son investissement personnel dans la préparation du programme de Stockholm qui a défini les lignes de force de l’Union européenne, de 2010 à 2014, en matière de liberté, de sécurité et de justice. Rien qu’à lire les têtes de chapitres, on a la conviction de l’entendre énumérer ses priorités : L’Europe des droits ; L’Europe de la Justice ; L’Europe qui protège ; L’Europe de la solidarité.
Pendant 25 ans de mandat au sein du PE, j’ai connu plusieurs commissaires LIBE, tant du Nord que du Sud de l’Europe. Jamais je n’en ai connu un qui, comme Jacques Barrot, m’a semblé en totale adéquation avec la vocation de l’Europe : un espace de liberté, de sécurité, de justice pour tous les citoyens.
Merci à toi, Jacques…